Agamemnon - extraits

L’histoire

Un père de famille part faire des courses au supermarché pour le mois. Happé par la mécanique bien huilée d’une consommation toute puissante qui prend le pas sur l’humain, il remplit des caddies à dégueuler. De retour chez lui, devant l’amoncellement des produits achetés, tous inutiles, il se transforme en tyran et se déchaîne avec violence sur sa femme et son fils.

Réalisant qu’il n’est qu’un pantin dans ce système rôdé et éreintant qu’est la consommation de masse, le personnage fuit avec femme et enfant et va fait un tour « quelque part ». Sous les étoiles, les pieds sur terre, dans cet ailleurs dégagé du consumérisme, il prend le temps de saisir le système dans lequel il vivait.

« On ferait mieux de fermer nos gueules et d’agir pour de bon »

Fort de cette prise de conscience, il replonge, épaulé par sa famille, en plein cœur de la société de consommation - dans un fast-food - et décide de transmettre aux personnes présentes sa compréhension du monde : il s’agit désormais d’exister, d’être acteur, dans cette société telle qu’elle est.

D’un côté, il y aura la Richesse, de l’autre l’Espoir…

Note de mise en scène

L’idée de départ était d’aborder la matière texte par le son. Comme pour les tragédies antiques, il existe dans cette écriture des envolées, des moments de « chant ». Des moments où, lorsque le fait ou l’affect devient trop fort, trop vibrant, indicible, les personnages trouvent un autre mode d’expression.

Sur le plateau, lorsque le verbe ne suffit plus à cracher le cœur, la puissance de la musique rock-électro jouée en live prend le relais. Les voix sont poussées par les micros (le chuchotement est un cri comme un autre), les corps se mettent en mouvement, entrent dans la danse. Le théâtre chancelle alors vers l’espace du concert.

Sans personnage défini, sans séquence déterminée, loin du texte de théâtre classique, les pièces de Rodrigo García sont souvent des monologues où l’objet (produits manufacturés), la substance (soda, drogue), l’image (grands écrans, télévision) fabriquent le show.

Pour échapper à cette vision performative du théâtre de García, l’objectif de la mise en scène a été de prendre de la distance pour dépasser la dénonciation univoque (de la société, de la consommation) et le seul spectacle de la violence présents dans « Agamemnon ». C’est dans cette distance que l’imagination et l’engagement du spectateur trouveront pleinement leur place.

Pour cela, il a fallu déconstruire le texte, passer du récit parlé d’un conteur singulier (sans en oublier les particularités), à une forme plurielle, à quatre personnages. Le code comique s’est ainsi imposé, pour suivre ces personnages dans leurs émotions : être touché, en rire (on rit toujours du malheur des autres) et finalement suivre leur parcours initiatique, effectuer avec eux ce chemin politique.
Un monde s’imposait alors : celui des figures du théâtre. Ces caractères grossis et larges, ces archétypes, qui en nous ressemblant nous rassemblent, mettent en relief la singularité de chacun d’entre nous. Tout le monde et chacun s’y retrouve.

Caricature, dessin animé, BD ; autant de mots d’aujourd’hui ; mais ici c’est juste la tradition théâtrale qui perdure par ces codes, nécessairement, utilement, activement.

Après avoir travaillé à la mise en scène de classiques (« Lucrèce Borgia », « Ajax », « Dom Juan »), retrouvé l’actualité d’un Victor Hugo, d’un Sophocle ou d’un Molière, aborder un texte de Rodrigo García, c’est faire le chemin inverse. Montrer la poésie humaine dans cette écriture crue, rendre sa mémoire à une écriture si follement contemporaine ; provoquer un appel de sens.

« Agamemnon » au risque d'« Agamemnon »

Rodrigo García ne trompe jamais sur la marchandise : sa pièce s’intitule « Agamemnon » et ce n’est pas pour rien ; il y a 2500 ans, il y avait Eschyle.
Impossible en effet de ne pas lire l’« Agamemnon » de García à la lumière d’Eschyle.

L’auteur grec écrivait en 458 avant Jésus-Christ un « Agamemnon » comme premier volet de son triptyque, « L’Orestie ». Il y est question du sacrifice de sa fille Iphigénie aux dieux pour gagner Troie, guerre dont il reviendra en effet victorieux…
Ces deux œuvres se répondent en écho dans le temps, partageant moins leur titre que différentes problématiques, notamment :

> Le sacrifice d’un enfant - l’un sur l’autel de la justice toute puissante de Zeus, l’autre sur l’autel de la divine consommation – et la tyrannie exercée de fait par les personnages principaux de ces deux pièces.

> L’opposition de deux moitiés de l’humanité : celle ralliée à Zeus contre les troyens chez Eschyle, la démocratie possible contre la tyrannie d’un système politique et économique en place pour Rodrigo García.

Dans les deux pièces, le droit, au lieu de venir du dehors apaiser les conflits et instaurer un ordre satisfaisant les individus, devient un principe d’exacerbation de la violence. Le droit est un même principe de transformation des liens intimes de la parenté en relation de haine.

A la violence répondra toujours une contre-violence.

Par ailleurs, ces contre-violences sont autant de demandes de reconnaissances, de mises en mots, de justices, faites aux dirigeants, pour qu’ils s’engagent eux-mêmes dans les risques d’un débat, dans un conflit qui n’est pas réglé d’avance, mais soumis aux aléas du temps, de l’imprévu.

Rodrigo García

Rodrigo García est un auteur, scénographe et metteur en scène espagnol. Né en 1964 à Buenos Aires, en Argentine, il vit et travaille à Madrid depuis 1986 et y a créé la compagnie « La Carnicería Teatro » en 1989.

Il a écrit une quinzaine de textes, montés régulièrement sur les plus grandes scènes européennes (le Festival d’Avignon en tête). Rodrigo García réalise également les propres mises en scène de ses textes, toujours dans la ligne de l'expérimentation et de la recherche d'un langage personnel, éloigné du théâtre traditionnel.


Ses pièces phares sont : « Prométhée » (2001) ; « After Sun » (2002) ; « L’Histoire de Ronald le clown de chez McDonald’s » (2003) ; « J’ai acheté une pelle chez Ikea pour creuser ma tombe » (2003) ; « Jardinage humain » (2003) ; « Agamemnon » (2004) ; « Goya » (2005) ; « Et balancez mes cendres sur Mickey » (2007).

Le théâtre de Rodrigo García dérange et fascine car il formule le bruit et la fureur de nos sociétés guerrières. Entre humour et pessimisme, son écriture se caractérise par sa liberté de ton et son esthétique imprévisible. Ses pensées sont formulées par à-coups et rythment le discours de manière obsessionnelle et violente. Il existe toujours dans son œuvre l'idée de destruction, la volonté de démonter tous les mécanismes et les règles qui régissent notre société.

Le théâtre de Rodrigo García convoque tous les sens du spectateur à une expérience à la fois intime et publique. Une expérience qui attend et exige une réaction : sensible, intellectuelle, intempestive, dubitative.